Le sommeil est un phénomène miraculeux.
Ensemble, forts et sages
Ensemble, nous sommes plus forts et plus sages, surtout lorsque cet “ensemble” est un groupe où chaque être peut apporter sa pierre personnelle. Lorsque, en tant qu’individu, vous êtes assez fort pour défendre votre place tout en respectant celle des autres, afin d’innover et de trouver main dans la main les meilleures solutions.
Extrait de Happinez 18 – ensemble
Durant mes études, j’avais un petit ami, Kevin, et je restais souvent dormir chez lui. Lorsque nous nous couchions dans son lit étroit et que je ne parvenais pas tout de suite à m’endormir, je remarquais souvent que le rythme de ma respiration se calquait sur le sien, de façon totalement involontaire. Je suivais inconsciemment sa respiration et cela ne me plaisait pas du tout. J’en éprouvais même une légère honte. Car, pensais-je, cela démontrait que je n’étais pas indépendante : je m’adaptais en effet automatiquement. C’est pourquoi dès que je le remarquais, je me forçais à respirer différemment, en essayant de trouver mon propre rythme. Quand j’y repense, c’était un petit peu ridicule. Mais je comprends aujourd’hui pourquoi mon jeune moi réagissait de la sorte : j’avais inconsciemment peur de trop d’unité, car je n’étais pas encore assez forte pour cela. Je pense qu’à l’époque, l’unité d’un couple signifiait à mes yeux me perdre et me fondre dans l’autre. D’un côté, je trouvais cela merveilleux et j’aspirais à m’abandonner à l’autre, à devenir toute petite pour pouvoir disparaître – littéralement – dans la poche intérieure de mon ami.
De l’autre côté, je luttais pour rester moi-même. Ou plutôt : pour devenir moi-même. Aujourd’hui, je comprends qu’il n’est pas nécessaire de se perdre pour atteindre l’unité. Il faut au contraire être ferme sur ses étriers, car ce n’est que si tous les membres d’un collectif, quelle que soit sa taille, conservent leur identité propre qu’ils se montreront ensemble plus efficaces qu’un individu seul.
Ce postulat peut sembler contraire à certains concepts spirituels : ne faut-il pas plutôt renoncer à son ego, ou du moins le dépasser, pour atteindre l’unité ? Mais ces deux idées ne sont contradictoires qu’en apparence. Le fait qu’il faille justement rester soi-même rejoint les dernières découvertes en matière d’intelligence collective. Un groupe de personnes en sait plus qu’un seul individu, aussi intelligent soit-il, mais à la condition que ce groupe se compose de personnalités autonomes.
Chanter sa propre partition
Dans son livre La Sagesse des foules, l’auteur James Surowiecki donne de nombreux exemples d’intelligence collective. Il cite ainsi le cas d’un petit village anglais où, pour remporter le concours local, il fallait estimer le plus précisément le poids d’un bœuf, une fois abattu et désossé. De multiples personnes y participèrent : certaines s’y connaissaient en bétail, tels des fermiers et des bouchers, tandis que d’autres n’étaient que des villageois “normaux”. Aucune des réponses ne fut exacte. Mais lorsque l’on additionna toutes les réponses et qu’on les divisa par le nombre de participants, on obtint une moyenne correspondant précisément au poids de l’animal. En d’autres termes : toutes ces personnes réunies connaissaient mieux le poids du bœuf que la plus brillante d’entre elles. Un hasard ? Non, car le livre de Surowiecki regorge d’histoires similaires, prouvant la véracité d’un tel constat.
Quel est donc ce mystérieux “plus” dont dispose le groupe ? Un exemple souvent mentionné lorsque l’on parle du sentiment d’unité est celui du chœur à quatre voix – soprano, alto, ténor et basse. Chaque voix chante d’une manière différente mais, ensemble, le résultat est superbe. Du moins tant que personne ne s’emmêle les pinceaux ou ne se laisse distraire par une autre voix, auquel cas cela sonne tout de suite faux. Faire partie d’un tel chœur et ressentir que l’on appartient à un tout plus grand est une expérience extraordinaire. Mais cette magie ne s’opère que si chaque membre maîtrise sa propre voix.
Des grenouilles dans une brouette
L’intelligence collective n’est néanmoins pas si évidente à atteindre, tempère Surowiecki. Rares sont les organisations à avoir compris comment permettre à des groupes de collaborer durablement. La collaboration et le team-building ont certes aujourd’hui le vent en poupe, mais il n’en reste pas moins exceptionnel, selon Surowiecki, qu’un groupe devienne réellement davantage que la somme de ses parties. Il arrive même souvent qu’une équipe travaille moins bien qu’un seul individu inspiré et appliqué. Comment cela se fait-il ? C’est parce que nous sommes tous très différents, pourrait-on répondre d’instinct. Un groupe s’apparente souvent à une brouette remplie de grenouilles sautant dans tous les sens. Comment y mettre de l’ordre ? Ne faut-il pas que tous les nez pointent dans la même direction pour obtenir une unité qui fonctionne ? Eh bien non ! C’est précisément le contraire, car un tel scénario produit ce que l’on appelle en anglais le “groupthink”, la pensée de groupe. Une mentalité grégaire. Penser hors des sentiers battus est alors tabou, tout le monde suit le chef et tout avis divergent est réduit au silence ou ignoré par le reste du groupe. Les personnes calquent leur avis sur celui de la caste dominante et étouffent leurs doutes. Le groupe dans son ensemble devient alors inévitablement de plus en plus ignare et commet des erreurs de plus en plus grossières.
Le livre de Surowiecki nous montre que si l’on souhaite aboutir à des solutions plus intelligentes que celles que l’on aurait trouvées tout seul, il est nécessaire de mélanger différents types de personnalités. L’intelligence et le savoir ne suffisent pas : il vaut même mieux avoir également quelques personnes naïves et ignorantes qui proposeront une vision totalement différente plutôt qu’un groupe uniforme de personnes éclairées. Si toutes possèdent le même bagage intellectuel, la direction dans laquelle pensera le groupe sera dès le départ figée, et ce groupe ne sera pas, par définition, intelligent. Les points de vue divergents rendent le groupe globalement plus éclairé, même s’ils ne sont pas particulièrement pertinents. Il est également nécessaire que tous les membres du groupe continuent de penser indépendamment. Les personnes ne doivent pas se laisser convaincre mutuellement, il ne peut y avoir de parties dominantes qui entraîneraient les autres dans leur sillage. Dans un tel groupe, le seul rôle que peut jouer un “chef” ou un accompagnateur est de veiller à ce que chacun puisse s’exprimer, à ce que tous les membres aient voix au chapitre. Chacun a la même importance : toutes les voix ont le même poids. Enfin, vous devez trouver une manière de réunir tous ces avis et points de vue divergents sous un dénominateur commun, de calculer une moyenne de toutes ces visions, ou de formuler une décision commune. Il ne s’agit pas ici d’un accord ni d’un compromis : les avis contraires sont nécessaires. Surowiecki souligne encore que les petits groupes sont les plus enclins à tendre vers l’unisson.
Retrouvez l’intégralité de l’article Ensemble, forts et sages, dans Happinez 18 – ensemble
Texte L. Thooft
Photo Nathan Guan/Unsplash