Le sommeil est un phénomène miraculeux.
Entre corps, cœur et féminin sacré – rencontre avec Jean-Philippe de Tonnac
Rencontre avec Jean-Philippe de Tonnac : Sur le chemin de l’éveil, mettons en notre part de féminin.
Il est des réalités évidentes qui demeurent néanmoins cachées. Nos yeux refusent de les voir. C’est le cas par exemple du rôle essentiel que joue le féminin dans nos vies. La transmission de ses mystères, qui n’avaient aucun secret pour les Anciens, s’est un jour étiolée, mais le féminin n’en reste pas moins présent en notre for intérieur. Nous nous sommes tous développés et nous sommes tous nés dans le sang, dans ce rouge profond sur lequel a été jeté l’opprobre, la honte, le secret. La société des Hommes nous a coupé du corps, le considérant comme un concept extérieur à nous. Nous demeurons pourtant ce corps nu et nous baignons toujours dans l’humeur pourpre. Pourquoi un tel embarras règne-t-il autour de ce sujet ? Dans son roman L’Ensaignement, paru l’année dernière aux éditions Guy Trédaniel, l’écrivain et essayiste Jean-Philippe de Tonnac nous invite à tirer sur le fil de cette vérité, ce lien subtil, délicat, valeureux, afin d’appréhender notre humanité sous un nouvel angle de vue. Son récit nous plonge dans l’univers d’un jeune homme croyant vivre une romance alors que se prépare une initiation qui va changer le cours de son existence. C’est l’histoire d’une rencontre et d’une renaissance à plus d’authenticité dans un monde plus grand. Rencontre avec l’auteur qui évoque pour nous les grands thèmes qui traversent son œuvre et nos vies.
Happinez : La société a mis le sang des femmes à l’ombre. Votre ouvrage va à l’encontre de cette réclusion de l’humeur rouge. Selon-vous, quels sont les pouvoirs du sang ?
Jean-Philippe de Tonnac : Nous avons un rapport au corps, à l’incarnation, pétri de pudeur et de honte. Avoir un corps, être un corps, a constitué dans nos sociétés une aventure vécue avec difficulté, avec douleur, souvent comme si nous ne pouvions pas habiter pleinement la maison dans laquelle, par la naissance, nous descendons. La honte et le rejet du sang menstruel, le tabou presque unanime qu’il a suscité traduit cette incertitude que nous éprouvons les uns et les autres, à des degrés divers, sur le statut du corps. Chez Platon, notamment dans le Gorgias, le rapprochement est fait entre sôma, le “corps” et sêma, le “tombeau”, comme si l’âme n’attendait que le moment de la mort pour recouvrer son destin d’immortalité. Le discrédit jeté sur le corps est ancien. Il est probable que la civilisation chrétienne ne nous a pas permis non plus d’accepter pleinement d’être, le temps de notre existence, des corps. Il me semble que la réhabilitation du sang menstruel participe de cette revalorisation du corps, corps de chair, mais corps d’énergie, corps des peurs et des hautes joies, corps orgasmique, corps-miracle.
Que pourrait apporter au monde le respect des cycles lunaires féminins ?
Il y a peut-être dans la haine du sang menstruel quelque chose qui traduit cette volonté collective de nous décrocher de la nature, de la terre, de bâtir une civilisation hors-sol où la mort elle-même sera un jour “guérie”. Dans mon roman L’Ensaignement, le narrateur rejoint une communauté qui vit aux marges du monde, une communauté qui essaie de quitter le temps linéaire, celui du “progrès” et de la “croissance” pour revenir dans le temps de l’Éternel retour, celui des semailles et des moissons, celui de la vie et de la mort, celui du cycle féminin. Cet apprentissage n’est pas aisé pour des êtres à qui on a appris que demain est plus florissant qu’aujourd’hui, qui n’habitant pas leur corps, ou si mal, ne peuvent pas habiter le corps du monde, vibrer avec lui.
Votre roman met en avant la question du lien. Comment expérimenter une réelle amitié ?
Si vous parlez d’une amitié avec une femme, j’aime à penser qu’elle doit tenir compte des “saisons”, de ce qui nous rend à la fois semblable à nous-mêmes et tellement différent d’une rencontre à l’autre. Nous craignons d’être “en dessous” de nous-mêmes, nous préférons souvent annuler un rendez-vous de peur de nous montrer tel que nous sommes, parfois fatigués de l’existence, par elle abîmés, enlaidis peut-être. L’amitié est ce lieu où nous devrions pouvoir déployer l’éventail de notre être au monde, montrer l’automne comme le printemps, être la mort et puis la vie, mourir pour mieux renaître dans les yeux de son amie, elle dans les nôtres.
En quoi accueillir sa colère contribue à faire une expérience de l’amour ?
La colère se dégonfle comme baudruche si elle est accueillie, comme le vent violent du large vient s’éteindre sur le rivage. L’amour, c’est la perception de la Source à travers l’autre, cet amont de toute division. La plus haute expérience.
Croyez-vous au pardon salvateur ?
Le pardon est une déflagration au sein de l’être qui fait voler en éclat toutes nos structures défensives érigées contre le monde et contre les autres ; il s’apparente à une forme de réinitialisation. Je crois donc à la puissance transformatrice et réparatrice du pardon. Dans ma propre vie, j’en ai expérimenté la force, à la fois pour moi qui pardonnais et pour la personne à qui je pardonnais. Ce que je dis du pardon à soi-même est évidemment valable pour le pardon à autrui. Je ne connais pas de démarche plus belle que celle-là et plus libératrice.
Quelle est votre regard sur les cercles de parole ?
J’ai expérimenté dernièrement des cercles d’hommes où les hommes mettent en partage leur difficulté à vivre leur condition masculine. Écouter un homme qui se livre, qui pleure, qui demande parfois pardon est une expérience bouleversante, dans un contexte où les hommes sont accablés de reproches et d’insultes pour leurs manquements, leurs démarches prédatrices, leur surdité au monde. Être un homme dans une société patriarcale en procès n’est pas toujours une aventure épanouissante. Le cercle conjugue la force de la démarche individuelle avec la force de la démarche collective, l’une et l’autre articulée au désir de transformation d’une situation de souffrance et donc de guérison.
Dans nos sociétés modernes, nous négligeons souvent la dimension spirituelle de la vie. Faut-il retrouver la puissance de l’initiation pour se rapprocher de notre essence véritable ?
C’est souvent l’ “insignifiance” de nos démarches, de nos parcours, de nos activités dans une société matérialiste et athée qui est cause des défaillances du cœur des femmes et des hommes. “Insignifiance” au sens de “privé de sens”. Chacun a besoin de donner sens à sa mission de vie sur terre. Personne ne peut habiter durablement une nuit si obscure qu’elle ne permette même pas d’envisager une aurore. L’initiation dans un tel contexte est une porte qui annonce, une fois franchie, la fin de l’errance, d’une errance en rond, comme pris dans un manège et le commencement du chemin.
Pouvez-vous nous offrir une définition de la liberté ?
Est libre celui qui a regardé dans les yeux sa dernière peur. Mais qui est-il celui-là ? Nous ne l’avons sans doute jamais rencontré. Peut-être une fois un sâdhu en Inde, au-dessus de Dharamsala qui m’amena à la rencontre d’un yogi immobile et silencieux. J’en parle dans mon prochain livre. Les peurs sont en même temps ces tâches d’ombre dans le paysage, un repos au sein du royaume de la Lumière. Nous ne sommes pas absolument libres et nous ne le serons sans doute jamais ; sauf à accepter de ne pas l’être et de faire amitié avec ces cordes invisibles attachées à nos pieds.
Propos recueillis par Lara Turiaf