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Un conte moderne drôle, spirituel et romantique…

Catégorie(s) : Philosophie, À découvrir, Rencontres, Contes, poésie..., Sagesse & spiritualité, Livres, Rituels, Développement personnel, Bien-être, Art de vivre

Quand Léo Brillant, de retour chez sa mère à tout juste trente ans, est reconnu par des moines bouddhistes comme étant la réincarnation de leur maître spirituel, le grand amateur de jeux vidéo, allergique à vie adulte, va, par la force des choses, se découvrir des potentiels intérieurs pour le moins étonnants. En éclaircissant pour nous dans cette interview certains grands principes de la pensée bouddhiste, Célestin Robaglia nous offre un avant-goût de son roman L’apprenti Bouddha (Solar, juin 2020), un conte moderne à la fois drôle, spirituel et romantique qui saura parler à votre part la plus essentielle.

Happinez : Aussi loser soit-il au départ de cette histoire, votre héros n’est-il pas déjà porteur d’une forme de sagesse de vivre ?

Célestin Robaglia : Le mode de vie initial de Léo a effectivement certaines caractéristiques que peuvent chercher les personnes en quête d’une vie plus spirituelle. Il suit ses propres désirs plutôt que les injonctions de la société et il semble indifférent au jugement des autres, ce qui lui donne une forme de liberté. Par ailleurs, le fait qu’il se perçoive et s’assume comme un loser fait que son ego est plutôt modéré, et qu’il accepte naturellement la vie telle qu’elle est sans chercher à la contrôler ou à la modeler pour qu’elle corresponde à son propre univers mental. Une forme de lâcher prise que beaucoup pourraient lui envier.

Ces différentes qualités seront des atouts précieux dans son parcours initiatique, toutefois on ne peut pas encore parler de sagesse. Celle-ci découle selon moi d’une compréhension profonde des choses. Elle grandit en nous au fur et à mesure que nous assimilons en profondeur chaque aspect des expériences que la vie nous propose. Alors nous en sortons plus lucide, plus serein, et plus sage. De ce point de vue, Léo est bien loin de la sagesse au début du roman, car ce qui l’anime ne vient pas d’un espace de lucidité et de sérénité, mais de ses blessures, qui lui imposent sans qu’il s’en rende compte sa manière de vivre désinvolte.

Qu’est-ce qu’un bouddha ?

Je précise ici que je ne suis pas bouddhiste et encore moins expert dans ce domaine. Mais c’est vrai que je m’y suis beaucoup intéressé, avec mon travail de recherche pour l’écriture de ce roman bien sûr, et avant cela déjà, à titre personnel. Je me retrouve en effet dans beaucoup d’aspect de cette philosophie : je partage cette compassion pour le vivant, la recherche de pleine conscience ainsi que la vision interdépendante des choses, selon laquelle tout est interconnecté par un réseau très serré de liens. Une manière d’appréhender le monde qui se rapproche d’ailleurs énormément de la pensée écologique.

Pour en revenir à ce qu’est un bouddha, de la manière dont je le comprends, cet état correspond à la réalisation ultime. L’être sort de l’état samsârique, et voit les choses selon leur véritable nature. D’un point de vue métaphysique élevé, il n’y a pas de différence d’essence entre le samsâra (le monde de souffrance et d’illusion dans lequel nous vivons) et le Nirvâna. Le samsâra EST le nirvâna, mais perçu d’une manière faussée. L’illusion (de la souffrance, de la mort, du temps…) est en nous, pas à l’extérieur. L’être totalement libéré de ces illusions découvre alors ce qu’il n’a jamais cessé d’être dans le fond : un bouddha.

L’être éveillé est-il un être parfait (c’est-à-dire sans défauts, sans limites…) ?

Pour répondre à cette question, il faut déjà définir ce qu’est l’éveil. Dans ma compréhension, l’éveil est un état de présence et de lucidité totale. Dans cet état, on est conscient de ne pas être sa personnalité, ses pensées, son corps, ou plus précisément, d’être infiniment plus que cela. Notre mental découpe le monde en choses distinctes, pourtant rien ne peut exister sans tout le reste. Une simple cuillère nécessite l’existence d’humains pour la concevoir, d’usines, de mines, d’une planète, et d’étoiles et de galaxies pour créer les atomes complexes qui la composent en leur sein… Bref d’un univers entier. La séparation est une illusion, dont l’être éveillé est libéré. Il est la conscience du tout s’expérimentant d’un point de vue particulier, mais il ne cesse pas pour autant d’être intimement relié à ce tout, un avec lui. La notion même de défauts et de limites n’a aucun sens de son point de vue, car elle ne peut exister que dans une vision où les choses sont séparées, ou il y a ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est moi et ce qui ne l’est pas… Au final, la différence entre l’être éveillé et nous, c’est qu’il sait qu’il est par essence sans défauts et sans limites, et que nous ne le savons pas encore.

À travers les références utilisées par Léo Brillant, comme Harry Potter ou Le Seigneur des Anneaux, vous semblez montrer que la parole spirituelle doit s’adapter à notre époque pour rester audible.

Au départ, Léo est un geek imprégné de culture pop qui passe son temps à jouer aux jeux vidéo et à lire de la fantasy et des B.D, c’est donc tout naturellement que sa compréhension du monde spirituel passe par ce prisme par la suite. Il s’efforce de traduire les concepts spirituels qu’il découvre dans un langage qui lui correspond. En tant qu’auteur, ce procédé m’a permis d’aborder des notions complexes avec légèreté. Toutefois, ce n’est qu’une approche parmi une infinité. Nous sommes tous différents, et par conséquent, les mots qui nous touchent ne sont pas toujours les mêmes. Je pense donc qu’une approche plus actuelle et ludique comme la mienne à toute sa place, sans rendre pour autant obsolète d’autres manières de faire. Et puis il est essentiel de ne pas oublier que les mots ne restent que des mots, et qu’ils n’ont jamais eu le pouvoir de restituer pleinement la nature spirituelle de l’existence. Ils sont aux mieux des approximations ou des panneaux indicateurs d’une vérité qui dépasse le mental et ne peut être vécue que par l’expérience directe. Et ce chemin-là, aucune parole spirituelle ne pourra le faire à notre place.

Quelle est la place de la réincarnation dans la pensée bouddhiste ?

Bien qu’elle soit présente dans bien d’autres traditions (hindouiste, celtique…), la réincarnation est probablement le concept le plus emblématique du bouddhisme. Mais du point de vue de ce dernier, elle n’a pas un rôle primaire en ce sens qu’elle n’est qu’un maillon parmi d’autres d’une chaîne logique de causes et d’effets. Pour synthétiser ce principe, on peut prendre deux hypothèses centrales du bouddhisme : dans la réalité ultime, les choses sont permanentes, hors du temps tel que nous le concevons. Or notre essence vient de ce niveau, la mort ne peut donc en aucun cas être une fin, c’est une illusion, un passage d’une forme à une autre. D’autre part, un des principes du karma est que nous sommes liés aux conséquences de nos actes. La réincarnation émerge de ces deux notions, nous revenons sous une forme humaine car notre histoire n’est pas achevée. Des actes ont été faits dont les effets nécessitent d’être vécus (c’est le karma). Pour sortir du cycle, Sakyamuni prône donc de bien comprendre l’enchaînement de causes et de conséquences qui nous y lie, afin de cesser de créer de nouveaux fils à l’histoire, et d’achever ce qui doit l’être.

En quoi votre livre peut-il être également considéré comme un roman comique ?

Une de mes envies au départ de cette aventure était de parler de choses profondes mais avec une forme très légère et pétillante, c’est pourquoi L’apprenti Bouddha est à la fois complètement une comédie, on pourrait même dire une comédie romantique, et par ailleurs complètement un roman initiatique. Quand je crée mes scénarios, je cherche à ce que l’histoire puisse entraîner le lecteur par elle-même, au-delà du message. De ce point de vue-là, le pari est réussi pour moi quand un lecteur vient me dire : « j’ai adoré ton histoire, et qu’est-ce que j’ai rigolé, même si le bouddhisme c’est pas trop mon truc à la base ! » La magie romanesque doit pleinement fonctionner pour que le fond, l’aspect initiatique, puisse prendre toute son ampleur. On rit et on pleure avec les personnages, on est touché avec eux, et c’est ce qui ouvre notre cœur. Ainsi, quand les héros vivent des moments de lucidité accrue ou de sagesse, le message peut nous parler au-delà de la simple sphère mentale, et l’empathie créée avec les personnages nous permet de partager leur expérience comme si c’était la nôtre !

Diriez-vous que le cadre apporté à la spiritualité par la tradition bouddhiste peut aussi devenir une barrière ?

La voie que Sakyamuni, le bouddha historique, propose est avant tout une voie monastique, un choix très ambitieux puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de s’éveiller pour se libérer du samsâra (et de tout ce qui va avec, notamment la souffrance et la mort). Les manières proposées par les différentes traditions bouddhistes pour atteindre un tel objectif sont donc extrêmement exigeantes. Or il y a un décalage entre le projet profond du bouddhisme et la manière dont il est couramment perçu. De nos jours, le mot “zen” est synonyme de “relax” ou “cool”, ce qui est étonnant quand on sait à quel point la pratique monastique zen peut être une véritable ascèse. On oublie trop souvent que le bouddhisme est une voie exigeante, et si le cadre mis en place est rigoureux, c’est qu’il correspond à un objectif pour le moins ardu à atteindre. Pour autant, les textes bouddhistes sont truffés d’exemple d’êtres ayant atteint l’éveil par des moyens tout autre. La tradition ne fait que proposer un chemin, qui a l’avantage d’être sérieusement balisé, mais qui n’a pas la prétention d’être le seul possible. Personnellement, j’ai toujours été attiré par un rapport très libre à la spiritualité. J’ai besoin de pouvoir me questionner et explorer sans contrainte cet aspect de l’existence, mais c’est juste ce qui me convient, et ce sera différent pour un autre. Le cadre est un soutien précieux quand il correspond à nos aspirations profondes et à notre manière d’être, mais il devient limitant si ce n’est pas le cas. À chacun de choisir ce qui lui correspond vraiment.

L’éveil spirituel est-il incompatible avec l’amour entre deux personnes ?

Ils sont parfaitement compatibles, heureusement ! Dans certaines approches tantriques, la relation amoureuse est même centrale. Le ou la partenaire est alors un soutien essentiel, et un miroir qui nous aide à nous effeuiller de nos illusions. S’il faut tout un univers pour permettre l’existence de la moindre chose, alors chaque chose permet à son tour d’embrasser l’univers tout entier. Le ou la partenaire devient ce reflet du tout, et nous aide par cette connexion tendre et précieuse à nous ouvrir à l’amour de la vie, et à la présence. Si d’autres voies prônent le célibat, c’est que du point de vue de l’évolution spirituel, la relation est à double tranchant. Le désir et l’attachement peuvent devenir des freins sérieux qui nous coupent de nous-mêmes. Quasiment tous les couples vivent cela à des degrés divers. Ce n’est pas nécessairement un mal. Les difficultés extérieures ne peuvent le faire que parce qu’elle existait déjà en nous à l’état de potentiel, et leur manifestation nous donne l’occasion d’explorer ces points aveugles. Quand les deux âmes sont en accord pour voir les épreuves comme des opportunités, alors elles grandiront de concert, en amour et en lumière.

Chacun peut-il connaître l’éveil ? Si oui, comment ?

Dans la majorité des cas, l’éveil s’apparente plus à un processus qu’à un seuil. Un pèlerinage ne se résume pas à sa destination, c’est chaque nouveau pas qui nous mène peu à peu à la rencontre de nous-mêmes. D’ailleurs, la tradition tibétaine décrit différents paliers d’éveils qui balisent le chemin d’évolution jusqu’à la réalisation finale, l’état de bouddha.

Dans mon expérience, le premier stade de l’éveil est là, à portée de tous, et la porte qui y mène est la pleine conscience. Pour atteindre cet état, je me mets en mode réception. La quasi-totalité du temps, je suis en mode émetteur, c’est à dire que je projette mon univers-pensée autour de moi. Je suis en quête d’information, et mes sens sont focalisés sur cet objectif, je regarde seulement s’il y a des problèmes, des dangers ou des choses à faire, mais je ne vois pas vraiment le monde qui m’entoure. J’ai beau être là, je suis dans mon univers mental. En mode réception, je n’attends rien du monde, je l’écoute seulement, et tout ce qui m’était voilé avant, car j’étais concentré sur des objectifs précis, m’apparait soudain. Il me suffit de me concentrer totalement sur une chose, mon corps, ma respiration, une fleur… pour rejoindre ce monde magique. Tout me semble alors extrêmement plus riche ; mon corps devient intensément présent tout comme ce qui m’entoure, les êtres, les objets, les sons… Le mot éveil prend alors tout son sens car j’ai effectivement l’impression que l’état de veille normal est une sorte de rêve un peu fade par rapport à l’intensité de ce que je vis. Mais la pression mentale revient vite, et en général, ces moments sont de courte durée. La difficulté n’est pas de vivre l’éveil, mais d’y rester.

Comment ces questionnements sur la spiritualité sont-ils entrés dans votre vie ?

À la base, mon mode de pensée aurait plutôt dû m’amener à être agnostique. Scientifiquement, on ne peut ni prouver l’existence de Dieu (ou de tout autre phénomène métaphysique), ni son inexistence, et avoir un avis tranché sur la question relevait donc pour moi de la croyance. Mais certaines expériences ont bouleversé cette manière de voir. Après cela, le fait que la mort n’était pas une fin mais un passage est devenu une évidence pour moi. L’idée que tout est uni a pris sa place ensuite, par l’expérience directe d’une part : avec le développement de mon intuition qui me faisait expérimenter que je pouvais sentir des choses pourtant hors d’accès de mon mental, mais aussi par l’intellect, avec la découverte de la pensée écologique (qui dans son sens premier est une manière de réfléchir tout ce qui est de manière inter-reliée et non découpée). Mais avant tout, j’ai appris à me libérer de l’idée de vérité pour lui préférer celle d’efficacité (est-ce que ça marche ou non ? Suis-je plus heureux en faisant ça ?) Aujourd’hui, ces grandes questions philosophiques m’habitent et me guident toujours, me permettant de continuer à affiner ma pensée, et ma manière d’être au monde.

Propos recueillis par Aubry François